Pourquoi es-tu devenue enseignante ? De tous les choix de métiers, qu’est-ce qui t’a poussée à faire celui-là ? Ne trouves-tu pas que tu es trop compétente ? Combien de tes anciens enseignants peuvent se targuer d’avoir réussi dans ce seul métier ? Il est encore temps pour toi de passer à autre chose, tu sais… Crée ta propre école, tu auras plus de chances de faire de l’argent… Ne sais-tu pas qu’un enseignant est appelé à mourir pauvre en Haïti ?
Voilà une liste non exhaustive des remarques auxquelles j’ai droit quand certaines personnes découvrent que je suis une ouvrière de la craie et du tableau noir (blanc depuis que la technologie s’est invitée dans les salles de classes !). Je vois dans leur regard une sorte de dépit (car je gaspille mon talent selon eux) et aussi d’admiration (car il faut être brave pour franchir la barre des dix ans dans un secteur qui n’aide pas son travailleur à évoluer financièrement). Il faut dire aussi que ma conscience n’est pas à la traîne dans le chapitre des questionnements: « Pourquoi t’accroches-tu alors que tu as devant toi plein d’exemples d’hommes et de femmes qui ont donné leur vie pour former des générations, tout en étant toujours à racler les fonds de tiroirs en fin de mois ? ». Je hausse les épaules ou je secoue la tête. Je pense à la justesse des remarques…
Effectivement, en analysant le secteur éducatif haïtien tant public que privé, la situation des enseignants sur le plan économique et financier est très critique parce qu’elle n’a cessé, avec la flambée des prix, de se détériorer. Leur salaire demeure fixe alors que leurs dépenses augmentent quotidiennement. Ils s’enfoncent dans le gouffre affreux de la désépargne et vivent une situation d’endettement chronique. Nombreux n’ont pas de sécurité sociale, c’est-à-dire, pas d’assurance médicale, ni de système de crédit.
Cette situation conduit les enseignants à l’impossibilité de satisfaire leurs besoins élémentaires de base : nourriture, logement, soins de santé, écolage des enfants, etc… Ils se trouvent dans l’obligation de vivre au jour le jour puisqu’ils sont traités en parents pauvres d’un système qui, pourtant, leur fait beaucoup d’exigences en termes de formation, de compétences et de présentation générale. Pour joindre les deux bouts, ils doivent courir d’une école à une autre, travailler du matin jusqu’au soir, en semaine comme en week-end, parfois dans des conditions difficiles et non optimales. Ils fuient la maladie car cela signifierait, dans certains cas, la perte d’un salaire qui est dépendant du nombre d’heures enseignées et par conséquent, la décapitalisation de leur famille. Tous ces problèmes fragilisent le métier car il n’accueille pas forcément des travailleurs qualifiés : ce sont soit des étudiants finissants à la recherche d’expériences, soit des gens en mal d’emploi ou des employés « vendeurs d’heures » en transit et en quête de meilleures opportunités. Bien entendu, il faut noter (heureusement !) la présence d’un certain pourcentage d’enseignants normaliens ou universitaires qui décident, par amour pour le métier, d’y faire carrière, même lorsqu’ils se retrouvent, au crépuscule de leur vie, réduits à la précarité. Pour éviter un tel malheur, ils ne voient qu’une porte de salut : l’exil ou la reconversion ; et c’est alors au niveau de l’enseignement dispensé, de tomber à son tour dans la précarité. Face à un tel constat, il est bon de se demander quel rôle un enseignant joue dans la vie d’un élève et le devenir de la société ? Quel devrait être le statut d’un enseignant dans une société qui se respecte ?
Si seulement l’on prenait le temps de jeter un regard analytique sur la relation enseignant-élève, l’on comprendrait à quel point l’impact affectif de l’enseignant sur l’enfant-élève est important. Le premier, dans ses interventions, marque le deuxième et laisse en lui, de manière consciente ou non, une trace profonde et féconde, positive ou négative. D’ailleurs, les explications données par l’enseignant ont souvent (pour les petits surtout !) plus de poids que celles des parents. Cela témoigne de la confiance qu’un enfant porte à l’égard des savoirs transmis par l’enseignant. De plus, les réactions du groupe-classe sont pour la plupart fonction du comportement affiché par l’enseignant qui, s’il est efficace, obtiendra des performances intéressantes de la part de ses élèves. Un enseignant modèle sécurise, encourage, met à l’aise l’enfant qui sera plus disposé à apprendre. Bref, il doit instituer de la sérénité dans ses cours pour atteindre son objectif principal : former un citoyen honnête et responsable. Cependant, selon le tableau décrit précédemment, peut-on dire que les conditions matérielles et psychologiques sont réunies pour permettre à l’enseignant haïtien de remplir correctement sa mission ? Pour permettre à l’éducation de jouer effectivement son rôle dans le développement intégral de l’homme haïtien et du pays, n’est-il pas urgent de valoriser la fonction enseignant, de régulariser son statut et de lui donner les moyens de se réaliser dans la dignité et de se sentir heureux ?
En classe, l’enseignant fait tout et joue plusieurs rôles. Il est psychologue, sociologue, moraliste, petit papa, petite maman, juge, avocat, comédien … Aussi, est-il temps de prendre les bonnes décisions pour sauver le métier et permettre à cet acteur incontournable du triangle didactique de jouer correctement son rôle !
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