Le dégoût d’une citoyenne engagée

Je m’appelle Francesca. Je suis femme, mère et enseignante ; donc je suis triplement engagée.

Par-dessus tout, je suis aussi haïtienne. J’élève mes enfants et j’éduque des jeunes dans ce pays. Je ne veux plus me faire complice de cette campagne de promotion de l’incongru, de l’inadmissible qui envahit la toile ces jours-ci, en restant muette et en partageant l’inacceptable. Je ne veux plus cautionner les dérives de ceux ou de celles qui devraient en principe constituer des gardiens de la morale, protecteurs des plus faibles et modèles de probité pour vous et pour moi.

Je veux continuer à montrer à mes enfants l’importance de l’éducation, de l’instruction, et de la formation dans la vie d’un homme et d’une femme qui a réussi dans ce pays. Je veux continuer à enseigner à mes élèves le goût du bon, du bien et du beau sans avoir l’impression de donner des coups d’épée dans l’eau ou de prêcher dans le désert. Je veux que cette culture de la laideur, de l’ignorance, du mensonge, de l’hypocrisie, du laisser-aller, de la perversion s’arrête.

Je ne veux plus de cette fuite en avant, de cette tendance au suicide collectif car il y a tant d’hommes et de femmes de valeur dans ce pays. A l’école, dans ma vie professionnelle, j’en ai rencontré et ils sont encore là sur le terrain. Pourquoi ne les vois-je pas dans les hautes sphères de l’Etat? Pourquoi les affaires d’état sont-elles autant galvaudées ? Pourquoi le pouvoir en Haiti doit-il flirter et même, épouser le non-sens ?

Quel pays peut-il prétendre avoir une population à 100% éduquée ? Mais pourquoi est-ce dans le mien que l’on essaie de me persuader qu’être éduqué est une perte de temps ? Que maîtriser la langue française, c’est faire de « l’intéressant » et renier ses racines ? Que parler créole, c’est embrasser pleinement sa culture ? Que le cerveau humain a des limites à ce qu’il peut saisir ? Que s’exprimer parfaitement dans n’importe quelle langue est une anomalie ? Que gagner sa vie honnêtement et sans flatteries relève de l’exploit ? Que l’égocentrisme est haïtien? Qu’émigrer est un acte salutaire alors que rester est un acte déraisonné et illogique? Que … …? Que … … ? Bref, la liste est longue et chacun peut se charger de la compléter. Les interrogations se bousculent dans ma tête car il me faut comprendre ce qui se passe. Il me faut trouver des arguments solides, porteurs d’espoir, susceptibles de galvaniser le sentiment patriotique des jeunes générations pour lesquelles la Dessalinienne n’est qu’une chanson de plus dans leur répertoire. Je veux faire taire cette sensation d’impuissance et de tristesse qui m’a envahi lorsque je les ai entendu crier : « A bas ! Coup d’état ! » avec véhémence après le président de classe sorti des élections démocratiques de septembre et me rétorquer ensuite : « Madame, ce n’est pas de notre faute ; Nous sommes les produits de notre milieu. » Que répondre à cela sans avoir l’air coupable, sans se sentir personnellement visé ? Car, laissez-moi vous dire, je suis membre de cette génération qui a échoué d’une certaine manière. Ma génération et toutes celles qui l’ont précédée ont raté d’énormes occasions de mettre ce pays sur les rails du développement. Cette transition qui n’en finit pas a eu ses heures de gloire, ses moments de grand départ, de grandes décisions qui nous ont pourtant tous laissés déçus et profondément désabusés. Le pays est livré à lui-même, avec des capitaines tiraillés de part et d’autre, pris en otage par les intérêts mesquins des uns et des autres.

Je suis fatiguée de rester silencieuse. Je ne veux pas me sentir coupable d’être une femme instruite, bien formée, aimant jouer avec les mots, désireuse de sauver une jeunesse qui se cherche encore des raisons d’être obligée de fréquenter les bancs de l’école lorsqu’actuellement, c’est le cadet des soucis de ceux et celles qui engagent et qui s’engagent pour diriger les destinées de cette nation.
Je dis : ASSEZ, car j’ai une génération à défendre, celle-là même devant qui je me tiens pour donner le pain de l’instruction, celle contre qui je me bats pour rester dans le droit chemin et ne pas privilégier la dérive.
Je pense que c’est un devoir citoyen d’arrêter de partager l’ignoble, mais plutôt de le dénoncer. Fermons nos micros à la bêtise et ouvrons-les pour ceux qui, chaque seconde, se battent pour que cette nation reste encore debout. Mon pays est beau, avec de belles personnes ; vendons ce qu’il a de positif et mettons la main à la pate pour colmater les brèches et refonder cette nation. L’Haïtien a sa fierté, en témoignent les efforts déployés par des parents responsables et avisés pour faire de leurs enfants des hommes et des femmes dignes. Partons en croisade contre cette publicité ; nous valons mieux que cela. Je vaux mieux que cela. Je veux qu’on arrête de s’étonner quand je voyage et que je dis que je suis haitienne. MONTRONS AU MONDE ENTIER QUE NOUS SOMMES AUSSI UNE NATION DE TETES BIEN FAITES.

Je suis femme, mère et enseignante ; donc triplement engagée.

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