L’orphelin

Magda l’observait du coin de l’œil, cet homme qu’elle avait passé sa vie à admirer. Celui qui avait toujours été là pour elle et pour ses frère et sœurs. Lui qui souvent avait paru autoritaire et catégorique dans ses décisions. L’homme aux « idées fixes ». L’homme aux réunions de famille à l’allure de monologues. L’homme pour lequel toute prise de parole devenait discours interminable. L’homme-terrain qui sillonnait les provinces, découvrant le citoyen de l’arrière-pays. L’homme-journal. L’homme-fauteuil. L’homme « kabicha ». L’homme pour lequel la nuit était une muse : c’est dans son silence qu’il puisait ses meilleurs textes de conférences -(d’ailleurs, Magda était pareille !).

Sa voix faisait trembler les murs et résonnait chez les voisins les plus proches. Ses portes s’ouvraient devant les jeunes du quartier. On le traitait de « papa-poule ». Il pouvait paraitre parfois trop nonchalant car il ne se disait « jamais inquiet » du lendemain. Il avait dévoué sa vie au service des autres, simple et totalement désintéressé.

Magda le regardait encore et d’autres souvenirs surgissaient, l’envahissant : les sorties à la plage en week-end, les vacances en province dans la famille, les excursions en montagne (Furcy, Kenscoff, Fort Jacques, Fermathe, Boutilliers, etc…), les soirées de carnaval au Champ-de-Mars, les poulets « dominicains » ramenés le soir et dont le parfum savoureux la tirait du lit, les cornets de glace de « Chez Carvel », les fêtes de salon à la fin de l’été ou du mois de décembre au cours desquelles il régnait en chaperon. Il investissait aussi dans tous leurs projets d’entreprenariat familial, toujours positif quant aux résultats obtenus. Pour lui, c’était une question de dynamique de la vie.

Magda le dévisageait, assis sur la galerie, son regard perdu au loin. Toute vigueur semblait avoir quitté son corps ravagé par des douleurs diverses. Elle aurait aimé chevaucher ses pensées pour connaitre leur nature. Malheureusement… Sa voix se faisait rare mais son sourire était encore là, de temps en temps. Il semblait broyé du noir, dans un monde propre à lui, inconnu des autres.

Magda savait que la retraite avait cassé son père et invité la dépression. Elle savait qu’en enterrant sa vie active, il avait aussi enterré une grande partie de sa joie de vivre. Le voyage de certains amis vers la lumière pouvait aussi expliquer sa mélancolie. Elle se sentait impuissante de ne pouvoir donner à son père une énième raison de se battre, de se bouger et sortir de la torpeur. Elle regrettait amèrement que plus de quatre décennies de vie professionnelle plus tard, la perte de son travail ait rendu le premier homme de sa vie « orphelin »…

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